On dit souvent que les mathématiques sont froides et abstraites. Mais c’est oublier un peu vite qu’il y a des êtres humains de chair et d’os derrière tout ça. En effet, les mathématiques « ne tombent pas du ciel » (encore que, Ramanujan disait recevoir ses formules en rêve, envoyées par la déesse Namagiri, mais c’est une autre histoire). Elles sont dans tous les cas, écrites et développées par des personnes, qui se sont passionnées pour ces magnifiques objets mathématiques, pour ces problèmes difficiles et déroutants, parfois en oubliant le boire et le manger.
Pour donner le goût des maths, quoi de plus pertinent que de raconter des histoires ?
Mon histoire d’aujourd’hui, pourrait s’intituler « Sofia et le papier-peint ».
On est en 1858 à Palibino en Russie. Vassili Vassilievitch Kroukovski et Elizaveta Fyodorvna Schubert s’installent à la campagne avec toute leur petite famille, à la retraite de Monsieur. Il faut rafraichir le tout, repeindre, refaire les papiers peints. Quand vient le tour de la chambre des enfants, misère, plus de papier peint ! Il faut le faire venir de Saint-Pétersbourg, c’est long, compliqué et coûteux… et pour la chambre des enfants, pas vraiment utile, jugent les parents. Aussi décident-t-ils de faire avec les moyens du bord. Il se trouve que le père a acheté dans sa jeunesse un cours de calcul intégral et différentiel d’Ostrogradski. Il retrouve dans le grenier ses cours, et décide de les utiliser comme papier peint.
La chambre des enfants sera donc tapissée de mystérieux symboles mathématiques. Loin d’effrayer ou d’ennuyer la petite Sofia, ces formules la font rêver. Elle passe de longues heures à les regarder, à tenter d’en percer le sens. Elle recherche l’ordre dans le quel les feuilles ont été écrites et devaient se suivre. « Cette contemplation prolongée et quotidienne finit par graver dans ma mémoire l’aspect matériel de beaucoup de ces formules, et le texte, quoique incompréhensible au moment même, laissa une trace profonde dans mon cerveau ». (Tiré de Souvenirs sur Sofia Kovaleskaya, de Michèle Audin, que je vous conseille vivement, pour tout savoir sur Sofia !)
Qu’à cela ne tienne, Sofia étudiera les mathématiques !
Facile à dire, mais pas si facile à faire pour une fille à cette époque. Heureusement, son père, qui aime beaucoup les mathématiques, relève rapidement l’intérêt et le talent de sa fille pour cette matière, et la laisse assister aux cours de ses cousins. Elle surpasse rapidement tous les précepteurs. Elle lit par elle-même les ouvrages qui lui arrivent entre les mains, puis en 1867 elle a un professeur avec lequel elle apprend réellement les mathématiques. Par la suite, Sofia devra faire preuve de beaucoup de courage et de détermination pour pouvoir étudier, car à l’époque, les femmes ne sont pas admises dans les universités.
A force d’opiniâtreté, de rencontres et surtout grâce à son talent, elle obtiendra un poste dans une université, à Stockholm, et sera nommée au comité éditorial de la revue Acta mathématica (première femme à ces postes). Elle est également renommée pour avoir apporté des réponses significatives dans la résolution des équations décrivant le mouvement d’un corps quelconque, et elle a inventé à cette occasion « la toupie de Sophie », sorte de gyroscope dont elle a étudié mathématiquement le mouvement.
Sofia est non seulement une bonne mathématicienne, mais également une GRANDE mathématicienne.
Elle sera la première femme au monde à obtenir un doctorat en mathématiques. Ce travail de doctorat sera à l’origine du théorème de Cauchy-Kovaleskaya. Chose amusante, son domaine de recherche est lié à celui de la tapisserie de sa chambre d’enfant !
C’est aussi une femme aventurière. Pour pouvoir quitter la Russie afin de poursuivre ses études à l’étranger, sans doute aussi par conviction politique, (elle s’initie au nihilisme et remet en cause l’autorité), elle contracte un mariage blanc avec un jeune anarchiste. Car à cette époque, une femme ne peut pas voyager hors de Russie sans un père ou un mari. Ce jeune homme y a trouvé son compte aussi, cela lui a évité la prison. Ce mariage n’est finalement pas resté blanc, et ils ont eu une fille. Sophie et son mari Vladimir ont voyagé dans toute l’Europe, au gré des rencontres mathématiques de Sophie. Ils ont fréquenté les milieux révolutionnaires parisiens, en particulier pendant La Commune de Paris.
Elle trouvera le temps d’écrire également des romans et une pièce de théâtre.
Elle décèdera à 41 ans de maladie.
Sofia Kovaleskaya était une femme passionnée aux multiples talents, mathématicienne, amoureuse, mère, engagée politiquement et poètesse.
On lui attribue cette phrase « Il est impossible d’être mathématicien sans être poète dans l’âme ».
C’est vrai qu’une formule mathématique, c’est beau et poétique ! Une porte ouverte sur tout un monde !
Tout ça à cause d’une histoire de tapisserie !